REVUE ALYODA : Suspension de l’arrêté préfectoral autorisant le renouvellement et l’extension d’exploitation d’une carrière de roche massive et d’éboulis aux Deux-Alpes
Le tribunal administratif de Grenoble a été saisi d’un recours en référé suspension déposé par les associations de protection de l’environnement Biodiversité sous nos pieds et France Nature Environnement.
Article publié en 2022 dans la revue ALYODA : voir ici
Par une ordonnance du 4 octobre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a ordonné la suspension de l’arrêté du 9 juin 2021 du préfet de l’Isère portant autorisation environnementale pour le renouvellement et l’extension d’exploitation d’une carrière de roche massive aux Deux-Alpes. L’urgence est caractérisée au regard des effets irréversibles engendrés par les travaux envisagés et le moyen tiré de ce que le projet ne justifie pas d’une raison impérative d’intérêt public majeur est de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté attaqué.
Le tribunal administratif de Grenoble a été saisi d’un recours en référé suspension déposé par les associations de protection de l’environnement Biodiversité sous nos pieds et France Nature Environnement.
Sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, les deux associations ont sollicité la suspension de l’arrêté du 9 juin 2021 du préfet de l’Isère portant autorisation environnementale pour le renouvellement et l’extension d’exploitation d’une carrière de roche massive et d’éboulis par la société Carrières et matériaux du Sud-Est (CMSE) située sur la commune des Deux-Alpes, au sein même de l’aire d’adhésion du Parc National des Écrins.
La société Carrières et matériaux du Sud-Est avait déposé le 27 mars 2019 un dossier de demande d’autorisation environnementale (DAEU) en vue de renouveler et d’étendre l’exploitation d’une carrière de 20, 3 hectares pour une durée de 30 ans au titre de plusieurs régimes : la législation sur les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), la législation dite « loi sur l’eau », la dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces et habitats protégés et l’autorisation de défrichement.
Les recours des deux associations étaient fondés en premier lieu sur l’urgence caractérisée du fait que les travaux autorisés par l’arrêté litigieux vont conduire à la destruction, la perturbation et la dégradation des habitats d’espèces animales protégées.
En second lieu, les deux associations ont estimé que plusieurs moyens de légalité interne et externe étaient de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité dudit arrêté, parmi lesquels l’absence d’avis conforme de l’établissement public du Parc National des Écrins, l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur justifiant le projet (selon Biodiversité sous nos pieds) ou encore l’absence d’analyse des impacts cumulés du projet avec ses installations connexes (selon France Nature Environnement) .
À la suite de deux audiences, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a été amené à examiner en premier lieu la question de l’intérêt à agir de l’association Biodiversité sous nos pied pour le confirmer de manière logique et utile (I). Sur le fond, le juge a conduit une analyse casuistique de l’autorisation environnementale exclusivement au regard du régime de dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées (II), ouvrant la voie à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité s’agissant de l’existence, ou non, d’une raison impérative d’intérêt public majeur justifiant le projet (III).
I. Une confirmation logique et utile de l’intérêt à agir de l’association Biodiversité sous nos pieds en l’espèce.
La question de l’intérêt à agir de l’association Biodiversité sous nos pieds a donné lieu à débat, une fin de non-recevoir ayant été soulevée en défense. Cette association a été créée récemment en 2020 par un groupe d’étudiants issus de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble.
Le juge des référés s’est alors employé à rappeler la teneur des statuts de l’association « qui s’est donnée pour mission de protéger la diversité des écosystèmes du sol, du sous-sol et de la nature en général, et d’agir au contentieux devant la juridiction administrative pour demander l’annulation ou la suspension des décisions pouvant mettre en péril la biodiversité. ».
Il a ensuite appliqué logiquement les dispositions statutaires de l’association au cas d’espèce, en précisant que l’opération projetée est de nature à porter atteinte à une espèce protégée de papillon, l’Apollon, et à quatre espèces de reptiles : le coronelle lisse, le lézard des murailles, le lézard à deux raies et la vipère aspic qui correspondent à une faune du sol et du sous-sol, espèces dont la protection intègre l’objet de l’association Biodiversité sous nos pieds.
Malgré la discussion de l’impact du projet par les parties en défense arguant l’existence de prescriptions d’évitement, de réduction et de compensation à l’appui, le juge confirme que l’autorisation porte « atteinte immédiatement et irrémédiablement aux intérêts que l’association a, de par ses statuts, la mission de défendre ».
Cette confirmation de l’intérêt à agir de l’association Biodiversité sous nos pieds est utile car les parties en défense soulèvent régulièrement une fin de non-recevoir sur ce point. Cela est apparu dans un contentieux similaire devant le tribunal administratif de Grenoble. L’association Biodiversité sous nos pieds avait ainsi sollicité la suspension de l’autorisation de travaux de remplacement d’un télésiège à Tignes, l’opération étant de nature à porter atteinte à deux espèces protégées de papillons, l’Apollon et le Solitaire, dont la protection était prévue par ses statuts (Voir en ce sens : TA de Grenoble, ordonnance du 7 décembre 2020, n° 02006572).
La reconnaissance de l’intérêt à agir de l’association en matière contentieuse vient confirmer la dynamique de légitimation de son action, en particulier s’agissant de la biodiversité du sol et du sous-sol, dont la protection ciblée n’était pas spécialement assurée par d’autres organisations, ce à quoi l’association s’est donnée pour objectif de remédier.
II. Une analyse casuistique de l’autorisation environnementale exclusivement conduite au regard du régime de dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées.
Après un rappel classique des fondements de la procédure telle que prévue à l’article L. 521-1 du code de justice administrative, le juge des référés a procédé à l’analyse de la condition d’urgence en ciblant très précisément un article de l’autorisation environnementale attaquée.
Cette dernière prévoyait que les travaux de défrichement préalable pourront être effectués entre le 1er septembre et le 31 octobre et qu’ils auront nécessairement un impact sur les espèces protégées, dont l’Apollon et la coronelle lisse, par leur destruction, leur perturbation intentionnelle et la dégradation de leurs habitats.
Le juge a utilisé le considérant de principe relatif à l’appréciation des effets de la décision contestée qui préjudicie « de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public » (voir en ce sens : Conseil d’État, 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n° 0228815) .
En l’espèce, le juge a estimé que « compte tenu du caractère irréversible des effets de l’arrêté attaqué » la condition d’urgence doit être considérée comme étant satisfaite. Avec le terme « irréversible », le juge a procédé à une application renforcée du considérant de principe dégagé par le Conseil d’État.
S’agissant du doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté attaqué, le juge des référés a d’abord cité l’article L. 411-1 du code de l’environnement qui prévoit une liste d’atteintes interdites aux espèces protégées et à leurs habitats. Il a également cité l’article L. 411-2 du code de l’environnement qui prévoit, par renvoi à un décret en Conseil d’État, les conditions pouvant justifier les dérogations à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées.
Ensuite, le juge des référés a repris le considérant de principe dégagé par le Conseil d’État dans sa décision Val Tolosa du 25 mai 2018 qui s’articule comme suit :
« Il résulte de ces dispositions qu’un projet d’aménagement ou de construction d’une personne publique ou privée susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales ou végétales protégées et de leurs habitats ne peut être autorisé, à titre dérogatoire, que s’il répond, par sa nature et compte tenu notamment du projet urbain dans lequel il s’inscrit, à une raison impérative d’intérêt public majeur. (…) » (Conseil d’État, 25 mai 2018, n° 0413267, Assoc. Présence les Terrasses de la Garonne et autres, Lebon T., p. 790 ; §. 7).
Dans son ordonnance du 4 octobre 2021, le juge des référés a mentionné la notion d’« intérêts économiques et sociaux en jeu » avant celle de « projet urbain »,, de manière à introduire en amont les éléments sur lesquels il fondera sa décision.
Le juge a repris la jurisprudence du Conseil d’État en précisant que même si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, il peut ne pas être autorisé s’il ne répond pas à deux autres conditions : d’une part, l’absence d’autre solution satisfaisante ; d’autre part, l’absence de nuisance de la dérogation au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle (régime issu de la transposition de la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que des espèces de la faune et de la flore sauvages, dite « Directive Habitats ») .
Procédant à l’analyse casuistique de ces trois conditions cumulatives devant justifier une dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées, le juge des référés s’est attaché à rappeler les caractéristiques locales et le contexte particulier dans lesquels s’inscrit le projet contesté :
« Toutefois, pour justifier des besoins locaux en granulats dans le secteur de l’Oisans, il résulte de l’instruction que cinq valeurs (exprimées en milliers de tonnes), très significativement différentes sont avancées pour justifier ces besoins et il n’est pas démontré par les pièces du dossier que ces derniers ne pourraient être par les carrières situées à proximité (…) . Par ailleurs, il est constant que le projet n’induira la création que de 10 emplois directs et de 40 à 50 emplois indirects et il n’est pas établi que les matériaux produits soient exclusivement, ni même majoritairement, destinés à approvisionner les besoins locaux » (§. 10) .
Le juge ne s’est pas prononcé sur les autres moyens soulevés par les requérants tirés de la violation des dispositions du II de l’article L. 331-4 du code de l’environnement, de l’incomplétude du dossier en l’absence de l’avis conforme du directeur du Parc National des Écrins après consultation de son conseil scientifique, et de l’erreur de qualification juridique des faits au regard notamment de l’insuffisance des mesures d’évitement, de réduction et de compensation concernant particulièrement l’espèce de papillon Apollon.
D’autres moyens avaient été soulevés comme l’absence d’analyse des impacts cumulés du projet avec ses installations connexes au regard de l’article L. 181-1 du Code de l’environnement, avec les autres projets de carrière existants (R. 122-5 code de l’environnement) et le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions du I de l’article L. 181-3 du code de l’environnement relatif aux impératifs de prévention des dangers que les mesures de l’autorisation environnementale doivent respecter.
Des précisions auraient été bienvenues, relatives notamment à la portée de la nécessité de recueillir l’avis conforme du directeur du Parc National des Écrins après consultation de son conseil scientifique.
Sur le fond, le juge des référés, qui statue prima facie, n’a sans doute pas souhaité, au stade du doute sérieux sur la légalité, s’aventurer sur le terrain des questions scientifiques et techniques telles que l’insuffisance des mesures d’évitement, de réduction et de compensation s’agissant en l’espèce du papillon Apollon, ou encore de l’absence d’analyse des impacts cumulés du projet avec ses installations connexes et les autres projets de carrière existants.
En tout état de cause en matière de référés et sauf en droit de l’urbanisme (L. 600-4-1 code de l’urbanisme), le juge peut, en vertu de la pratique de l’économie des moyens, se borner à statuer sur un seul moyen pour peu qu’il conduise à constater un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée. C’est le cas en l’espèce : le juge se limitant à l’appréciation de l’existence, ou non, d’une raison impérative d’intérêt public majeur justifiant le projet.
III. Vers la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité sur la question de l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur justifiant le projet.
Le juge des référés procède ainsi à une analyse casuistique du litige. Surtout, il ouvre la voie à l’exercice d’un contrôle de proportionnalité s’agissant de la condition relative à l’existence, ou non, d’une raison impérative d’intérêt public majeur.
En effet, le juge utilise les termes de « mise en balance » dans son ordonnance (§.9) : « L’intérêt de nature à justifier (…) la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé. ». Le juge mesure donc les intérêts en cause et leur proportionnalité : d’un côté l’objectif nécessaire de conservation des espèces protégées et de leurs habitats ; de l’autre, l’importance du projet, son impact concret par rapport aux besoins locaux, le nombre d’emploi créés, etc.
Ce n’est donc que si le projet revêt une importance particulière qu’il présente une raison impérative d’intérêt public majeur et qu’il est alors possible de déroger à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées. Il ressort de l’ordonnance que le juge opère une mise en balance se rapprochant sensiblement d’un bilan des avantages/inconvénients du projet autorisé par l’arrêté litigieux, au regard de plusieurs types de critères (économique, environnemental, etc.).
La doctrine avait plutôt jusqu’ici exclu le contrôle de proportionnalité pour qualifier l’analyse qui doit être menée : « Au regard de l’impératif de préservation des espèces protégées, le contrôle de la qualification de la « raison impérative d’intérêt public majeur » va bien sûr au-delà d’un contrôle restreint. Il ne se limite pas à l’absence d’erreur manifeste d’appréciation et dépasse sans doute le contrôle normal. Il n’est pas certain pour autant que le juge exerce un contrôle du bilan ou de la proportionnalité (bien que le terme de « mise en balance » employé récemment par le Conseil d’État puisse y faire penser) . » (F. BENECH, « Grands projets et raison impérative d’intérêt public majeur », AJCT 2021, p. 305).
En l’espèce, à l’issue de son raisonnement, le juge constate l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur justifiant le projet, absence de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de son autorisation. Le juge retient la faible importance du projet eu égard au nombre d’emplois qu’il va générer et à la possibilité de couvrir les besoins locaux en granulats dans le secteur de l’Oisans grâce aux carrières existantes situées à proximité ou à d’autres gisements figurant au schéma régional des carrières Auvergne Rhône-Alpes.
La décision autorisant le renouvellement et l’extension de l’exploitation de cette carrière de roche massive aux Deux-Alpes, portant dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées est ainsi suspendue par le juge des référés dans l’attente d’une décision au fond.
Cette ordonnance a été perçue comme une victoire pour les associations requérantes et en particulier pour Biodiversité sous nos pieds qui a gagné ici deux batailles devant le juge des référés : celle de l’intérêt à agir et celle de l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur.
L’ordonnance est toutefois regrettable sur le point des frais irrépétibles de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. L’État est condamné à verser 800 euros à chacune des associations requérantes alors que Biodiversité sous nos pieds avait sollicité une condamnation de l’État à hauteur de 1100 euros et France Nature Environnement à hauteur de 1600 euros, sommes qui correspondent davantage au coût réel de tels recours, quand bien même les associations n’auraient pas bénéficié d’un avocat.